Bonjour,
Pris sur la toile:
"On se dit tu ? Si vous voulez...
Le tutoiement est de rigueur dans la communication et les médias. Un mode relationnel moins anodin qu'il n'y paraît. Décryptage.
Dans le milieu de la communication, Marie-Céline Terré fait figure d'extraterrestre. Dans un univers où les bises et les tapes dans le dos sont de mise, la présidente de MCC, une agence spécialisée en communication institutionnelle, préfère garder ses distances en vouvoyant tous ses collaborateurs. « L'entreprise, c'est un actionnaire, une direction et des salariés avec, à un moment donné, des intérêts divergents, rappelle-t-elle. À quoi bon faire croire qu'on est tous amis en se tutoyant ? » Tout simplement pour mettre une meilleure ambiance dans l'agence et renforcer la cohésion d'équipe, répondent en choeur ses confrères communicants et publicitaires. L'argument ne la convainc pas. « Se tutoyer, c'est la porte ouverte à des dérapages verbaux regrettables, notamment dans les moments de rush, insiste-t-elle. Le vouvoiement, au contraire, protège contre d'éventuelles dérives. »
Marie-Céline Terré est l'exception qui confirme la règle dans un milieu où les collaborateurs sont tous, entre eux, à tu et à toi. Pour expliquer ce tutoiement quasi systématique dans les entreprises de communication, de publicité ou encore de presse, certains avancent l'influence anglo-saxonne du « you », d'autres l'arrivée aux manettes des « soixante-huitards », et tous un rite interne qui n'aurait finalement pas grand impact sur les rapports humains dans l'entreprise. « Le tutoiement n'est rien d'autre qu'un signe d'appartenance à un clan, fonctionnant par opposition au conformisme présupposé des autres entreprises, résume Marc Lebailly, anthropologue et psychanalyste, cofondateur du cabinet-conseil ACG. Mais les prétendues liberté et convivialité qu'il est censé induire sont totalement factices. Ni les rapports hiérarchiques ni les rivalités n'en sont gommés. » Reste donc à ne pas être dupe devant une proximité formelle souvent trompeuse. Car, dans une entreprise où tout le monde se tutoie, le salarié n'a pas d'autre choix que de jouer le jeu sous peine de ne pas être accepté par ses pairs. Sans condamner ce code non écrit, Benoît Héry, vice-président de l'agence Grrrey, parle d'une « pratique hégémonique, limite totalitaire ».
Signal fort
Ce tutoiement prévaut-il également dans les relations professionnelles nouées avec les partenaires extérieurs, notamment entre une agence et un annonceur ? « La règle d'or, c'est la réciprocité, assure Benoît Héry. Si l'interlocuteur vouvoie, on s'adapte, et inversement. De toute façon, le tutoiement ne change en rien la relation professionnelle. » Côté annonceurs, Laurent Foisset, directeur marketing du 118 218, apporte une nuance d'importance : « Le passage du vouvoiement au tutoiement et vice versa est un signal fort. Par exemple, si le projet présenté par le publicitaire ne me convient pas, je reviens au vouvoiement et il comprend tout de suite ce que cela signifie. » Et quand le vouvoiement s'efface pour le tutoiement ? « Cela veut déjà dire qu'on appartient tous à la même grande famille, explique Alain Simon, ancien directeur général d'Havas Conseil reconverti en conseiller en stratégie et communication au cabinet ACG. Mais c'est surtout une stratégie qui a pour but de créer de la connivence et de la proximité avec ses interlocuteurs. » Et Alain Simon d'évoquer, dans son ancienne vie de publicitaire, « des lapsus volontaires d'emploi du tu pour tester la relation avec l'annonceur » et, le cas échéant, mieux l'accrocher et le convaincre.
Séduire grâce au tutoiement, tu me suis, lecteur ? Pas évident que cela fonctionne à coup sûr... Dans la relation entre attachés de presse et journalistes, cela aurait même plutôt tendance à énerver ces derniers. Heureux les journalistes qui n'ont jamais subi les appels téléphoniques d'attaché(e)s de presse inconnu(e)s leur balançant tout de go un « Salut mon(a) chéri(e), comment tu vas ? » ! La formation des attachés de presse ne serait pas en cause. « Nous préconisons à nos élèves de vouvoyer les journalistes, c'est un signe de respect, assure Philippe Colombet, en charge d'un cours sur la relation RP/journaliste à l'École française des attachés de presse (Efap). C'est souvent quand ils arrivent en agence qu'ils sont déformés. »
Rapports plus directs
Mais montrer du doigt les services de presse est un peu trop facile. « Nous aussi en avons marre de ces journalistes qui jouent les vierges effarouchées sur le sujet alors qu'ils sont les premiers à demander le tutoiement, lâche une attachée de presse qui travaille dans l'une des agences phares de Paris. Ils s'imaginent ainsi qu'ils auront les infos en exclusivité ou, pire, des invitations à des spectacles ou des cadeaux. » La charge est dure, mais l'attachée de presse s'obstine : « Il y a quelques années, je travaillais pour une grande marque de luxe. À Noël, nous avons adressé un bijou et un sac à trois cents journalistes. Une seule nous a renvoyé le cadeau. Je peux aussi vous raconter l'histoire de journalistes qui se réunissent une fois par mois pour échanger les cadeaux de presse reçus. »
Le tutoiement serait-il la première étape d'une dérive annoncée ? Dans la presse féminine et automobile, où la pratique du tutoiement avec les attachés de presse est fréquente, l'analyse varie largement. « Le tutoiement ne modifie absolument pas les rapports, sauf à les rendre plus directs, jure Monique Le Dolédec, rédactrice adjointe beauté à Elle. C'est juste un code, mais cela n'implique rien derrière. » Pour Pascal Pennec, rédacteur en chef adjoint d'Auto plus, « il est clair que cela crée une complicité très malsaine qui peut être une porte ouverte vers le pire. Quand on tutoie quelqu'un, cela signifie normalement que l'on est proche. Or, dire non à un proche, c'est quand même très compliqué. » CQFD.
Lionel Lévy"